Bonjour,
Je suis infirmière clinicienne, assistante du supérieur immédiat en CHSLD. Je sollicite votre avis et vos recommandations concernant une situation clinique particulière.
Nous avons actuellement une résidente qui se déplace de façon autonome en fauteuil roulant, en se propulsant seule, et qui est également capable de se mobiliser seule dans son lit durant la nuit. Il y a plusieurs années, elle a subi une chute de son lit ayant entraîné des conséquences, bien que la nature exacte de celles-ci soit difficile à préciser à partir du dossier médical.
Depuis cet événement, la famille insiste fermement pour que quatre ridelles soient installées sur le lit lorsque la résidente y est couchée. Étant donné que la résidente est incapable d'utiliser la cloche d'appel ou de demander de l'aide verbalement ou autrement, l'usage des quatre ridelles est considéré comme une mesure de contrôle.
Malgré plusieurs tentatives de concertation avec la famille et l'équipe interdisciplinaire afin d'envisager des alternatives, la famille refuse catégoriquement de retirer les ridelles. À ce jour, les quatre ridelles demeurent en place, les protocoles de surveillance liés à cette mesure de contrôle sont appliqués rigoureusement, et un formulaire de réévaluation des mesures de contrôle a été rempli. Nous avons consigné notre évaluation, selon laquelle la cessation de cette mesure serait appropriée, mais la représentante légale a signé un refus de cessation.
Étant donné que nous estimons cliniquement que l'usage des quatre ridelles n'est pas justifié pour cette résidente, nous aimerions obtenir vos conseils sur les points suivants :
Que pouvons-nous faire dans une telle situation pour protéger au mieux la résidente et l’équipe?
En cas d'événement indésirable lié à la présence des ridelles (ex. blessure, strangulation, chute entre les ridelles), à qui incomberait la responsabilité légale?
Merci beaucoup pour votre accompagnement dans ce dossier.
Cordialement,
Dolorès Gilbert, infirmière clinicienne
Madame Gilbert,
Merci de nous avoir partagé cette situation clinique complexe et délicate. Je comprends qu’il est particulièrement difficile de naviguer dans des contextes où les intérêts de la résidente et les préoccupations de la famille divergent, surtout lorsqu’il s’agit de décisions ayant un impact direct sur le bien-être de la personne soignée. Voici mes recommandations pour répondre à vos préoccupations, en tenant compte des éléments que vous avez mentionnés.
1. Reconnaissance de la complexité de la situation
Tout d’abord, je reconnais que cette situation est complexe et émotionnellement exigeante, tant pour l’équipe soignante que pour la famille. Prendre des décisions dans l’intérêt d’une personne vulnérable, tout en respectant les volontés de ses proches, représente un défi éthique et clinique. Les deux parties souhaitent manifestement protéger la résidente, mais des divergences d’opinion persistent quant à la meilleure approche.
2. Données scientifiques sur l’impact des contentions
Pour éclairer la discussion avec la famille et l’équipe interdisciplinaire, je suggère de s’appuyer sur des données probantes concernant l’utilisation des contentions, telles que les ridelles de lit. Les études scientifiques démontrent que l’usage prolongé de contentions physiques, y compris les ridelles, peut avoir des effets délétères sur le bien-être physique, psychologique et cognitif des personnes âgées. Il serait important d’en avoir sous la main. Par exemple :
Impact physique : Les contentions augmentent les risques de blessures, notamment par strangulation, étouffement ou coincement. Des rapports de coroners au Québec et ailleurs ont documenté des cas tragiques où des résidents sont décédés par strangulation ou asphyxie liée à des ridelles, soulignant que ces dispositifs, bien qu’installés pour protéger, peuvent paradoxallement accroître les risques.
Impact psychologique : Les contentions peuvent engendrer du stress, de l’anxiété et une diminution de la dignité, contribuant à une détérioration de la qualité de vie.
Impact cognitif : La restriction de la liberté de mouvement peut accélérer le déclin cognitif et favoriser le développement de delirium.
Présenter ces données de manière claire et empathique lors d’une rencontre avec la famille peut parfois ébranler des convictions ancrées, bien que cela ne garantisse pas un changement de position. Je trouve utile d’illustrer ces risques avec des exemples concrets, comme les cas documentés par des coroners, tout en soulignant que l’objectif est de maximiser la sécurité et le confort de la résidente.
3. Collaboration avec le commissaire aux plaintes et à la qualité des services
Lorsque la situation n’avance pas… Je recommande de travailler en partenariat avec le commissaire aux plaintes et à la qualité des services de votre établissement. Ce dernier, en tant que tiers neutre, est mandaté pour évaluer les situations dans l’intérêt exclusif de la personne soignée. En lui présentant les données scientifiques, les observations cliniques de l’équipe et les protocoles de surveillance en place, je pense que vous pourrez solliciter son avis et son soutien pour réévaluer la pertinence des ridelles. Le commissaire pourrait organiser une médiation avec la famille ou formuler des recommandations officielles, ce qui pourrait renforcer votre position.
4. Recours aux leviers légaux en cas d’effets négatifs
Si, malgré ces démarches, la famille persiste dans son refus et que des effets négatifs liés à l’utilisation des ridelles sont observés (ex. blessures, détresse psychologique, ou incidents documentés), je vous informe que le Code civil du Québec offre des mécanismes pour protéger la résidente. Si la représentante légale semble prendre des décisions contraires à l’intérêt de la personne qu’elle représente, je suggère d’envisager une démarche auprès du tribunal pour demander une révision de la décision. À ce stade, il sera essentiel de collaborer avec le service juridique de votre établissement pour documenter rigoureusement les impacts cliniques des ridelles, les tentatives de concertation, et les refus de la famille. Le tribunal pourrait alors ordonner une modification des mesures en place pour mieux répondre aux besoins de la résidente.
5. Protection de la résidente et de l’équipe
Pour protéger la résidente et l’équipe soignante dans l’immédiat, je vous suggère de :
Poursuivre une documentation rigoureuse : Consignez toutes les évaluations, les discussions avec la famille, les observations cliniques et les mesures de surveillance appliquées. Cette documentation sera cruciale en cas d’événement indésirable ou de recours juridique.
Explorer des alternatives : Continuez à proposer des solutions de rechange aux ridelles, comme un lit à hauteur ajustable, des matelas au sol, des alarmes de mouvement, ou des dispositifs de protection moins restrictifs (système RADAR de Living Safe). Même si la famille a refusé ces options jusqu’à présent, maintenir le dialogue et documenter ces propositions renforce votre démarche.
Former et soutenir l’équipe : Assurez-vous que le personnel est bien formé aux protocoles de surveillance des contentions et conscient des risques associés aux ridelles. Cela peut réduire les risques d’incidents et protéger l’équipe en démontrant que toutes les précautions raisonnables ont été prises.
En somme, je vous encourage à poursuivre vos efforts de concertation en vous appuyant sur des données scientifiques probantes et en collaborant avec le commissaire aux plaintes de votre établissement. Si des effets négatifs sont observés, envisagez une démarche juridique avec l’appui de votre service juridique. Enfin, maintenez une documentation rigoureuse pour protéger la résidente et l’équipe.
Bonne chance
Philippe